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Essays by Jean Tabaud

LA PEINTURE ET NOUS
La Tribune de Tanger, Morocco, Mai 1951

Girl with Orange Hair
by Jean Tabaud
(See Artwork H-32)

Je me souviens d'un temps, j'avais en fait à cette epoque une douzaine d'années, où je passais des heures à contempler un peintre qui d'une sorte de kiosque ouvert à tous vents, dans une station balnéaire, s'offrait gaillardement aux regards de la foulle dans le plein exercice de ses dons. Le ventre olympien, le mégot seul débonnaire au coin des lèvres, il chargeait un pinceau de rouge, et toc, toc, toc, successivement le passait sur trois toiles disposées côte à côte, puis c'était du vert, du blanc, etc…avec célérité, le bouquet de coquelicots ou le rocher dans la mer bleue s'enlevaient en trois exemplaires parfaits, identiques, sous les yeux émerveilés ou attendris des badauds en blazaire et chapeau de paille. Le soir, ces toiles se vendaient à la criée dans une grande animation. Auprès des marines, il y avait encore d'importantes séries de chats jouant avec des pelotes de laine.

Et de cardinaux au coin du feu, les joues benoitement enluminées à la lumière des bûches, lumière qui n'était pas perdue non lus par une spirituelle bouteille de bourgogne disposée à droite ou à gauche mais toujours à une honnête portée de bras. Ces scènes hivernales et douillettes effaçaient sans difficulté dans les coeurs, le mien y compris, la puissante odeur de vanille qui se promenait dans l'air sur fond de gaufre, le bruit proches des vagues et l'ideal ciel d'août étoilé! Quiconque se fût moqué de cette quotidienne communion eût certainement risqué d'avoir son canotier enfoncé jusqu'à la cravate ….

Plus tard, adolescent, j'ai visité des musées, et comme tout le monde, j'ai triomphé au bout de longues heures d'un petit besoin pressant que je promenais respectueusement, de chef-d'óeuvre en chef-d'oeuvre, d'une jambe sur l'autre. Les toiles les plus noircies m'emplissaient à coup sûr de vénération… Peut-être, dès lors, commençais-je, oh à peine, à pressentir l'essentielle distinction qui sépare la vénération de l'amour… Peut-être bien est-ce venu un peu plus tard, en tout cas je sortais du Louvre étreint de toute façon dans l'initiation.

Ces deux souvenirs, entre beaucoup d'analogues, demeurent en moi très vivants. La plénitude de ces moments, ma sincérité, le contentement que j'éprouvais alors, je ne les dénigre pas à présent lorsque je les vois chez d'autres pour les mêmes motifs ou dans la même brume officielle… Que la légitimité d'une émotion ou d'un plaisir ait si peu à faire avec le degré de ceux-ci, n'est-ce pas déroutant, cependant? Ceci dépasse largement le domaine de l'art, et si ce n'était, peu d'erreurs seraient faites en ce monde, peut-être même trop peu… En tous cas, un plaisir, une joie, ont une chaleur, une paix, qui en imposent toujours. Quand je vais de loin en loin chez ma mère, je ne peux jamais revoir une toile, suspendue au mur de la salle à manager depuis ma prime enfance, petit chats, toujours, jouant dans un compotier, sans être heureux de la retrouver là, plutôt qu'un Braque ou un Matisse. A dix-sept ou vingt ans j'avais eu un moment de zèle à entreprendre de la remplacer par quelque chose de mieux. J'avais contrarié ma bonne mère, allais-je la priver de ses petits deux chats pour lui imposer quelque image biscornue à son coeur? Il y a déjà tellement pis, tant d'élégants et de cultivés, à l'extase creuse de meringue…

Le diable s'en mêle lorsque les admirateurs bien-pensants deviennent agressifs et braquent leurs parapluies sur la peinture moderne. Quand la tolérance disparait les théories s'aiguisent, s'affrontent, mais les théories, en art comme en politique, n'ont guère le pouvoir de convaincre, d'avance on est acquit ou on ne l'est pas. Les raisonnements sont affaire d'intelligence et de culture et l'art s'ouvre d'abord au tempérament.

Si l'on découvre que la peinture est davantage un mode d'action qu'un passe-temps délicat, on admettra qu'elle réclame, comme tout acte majeur, un esprit d'entreprise et un certain courage. Le véritable artiste est, même sans qu'il le sache, un défricheur, tout comme les hommes d'adventure qui partirent à la recherche d'espaces vierges. L'art ne nait-il pas du besoin de s'évader du quotidien, de l'habituel? D'une foule d'hommes, il y en aura toujours la plupart qui agrandiront paisiblement leur champ à l'ombre rassurance du clocher et quelques-uns seulement qui s'expatrieront l'inconnu.

L'art peut n'être parfois que délectation, cela ne facilitera pas toujours le jugement, on peut trouver du plaisir à faire une tranquile sieste après déjeuner aussi bien qu'à se baigner l'hiver dans une mer glacée. L'art-plaisir n'en a pas moins des moyens qui déconcertent. Un paysage de Bonnard, si manifestement oscillé de bonheur et de volupté, interloque encore le grand public par ses papitations polychromes ou le nuage peut être bleu de prusse et l'arbre rose. Ainsi, la musique qui enivre les Chinois peut nous faire grincer des dents….

La musique chinoise vient à point nous faire penser à un à-côté capital et subtil de l'art: l'accoutumance… L'art n'a rien à faire avec la logique. Dans un paysage de Corot, l'air qui circule dans les feuillages touche directement nos sens par un phénomène qui nous parait très simple, mais qui l'est beaucoup moins quand nous sommes émus par l'impassible géométrie des pyramides ou quelque mystérieuse idole polynésienne. Les sens reçoivent directement le choc, qu'ils soient d'abord intrigués plus que conquis, ils auront besoin d'un temps d'adaptation, comme la rétine qui passe subitement de l'ombre à la lumière. Le sens de cette comparaison peut sembler circonscrit par la physiologie; justement il serait intéressant de tenter l'impossible calcul qui mesurerait dans les choix que nous attribuons sans ambage à notre esprit la part exacte qui revient aux apétits bruts, que nos habitudes étouffent ou dissimulent.

On observe justement qu'à l'apogée des civilisations, quand l'esprit atteint son plein règne, l'art s'affaiblit, la culture finit par couper l'homme de ses sources profondes. La raffinement du goût, l'aboutissement des techniques, l'assurance des sentiments, amènent peu à peu l'oeuvre d'art d'une représentation originale de la chose, où l'incertitude fervente se hausse de mystère, à la perfection de la chose représentée, définitive, conquise, assise. Sans doute est-ce la en notre temps la première fois dans le cours d'une civilisation, que des artistes se décrochent en route de cette fatalité naturelle, reviennent aux signes, aux éléments, ou simplement bousculent les choses pour leur redonner leurs vertus excitatrices.

Désespoir intellectuel, ruses d'esthètes pour beaucoup, résurrection chez quelques-uns? Qu'importe le pourcentage de croyance, l'isolement des inspirés, des sourciers et la perspective sinueuse des suiveurs habiles… Toujours le même mélange dans tout mouvement de l'esprit. Christophe Colomb, Christ de l'adventure, seul visonnaire d'un équipage traqué par la peur et la soif d'or, à l'aveuglette découvrit l'Amérique, et il était parti à la recherche des Indes. Cézanne, qui voulait "refaire du Poussin d'après nature," donna patienment au monde ses chefs-d'oeuvre, honnis par les salons officiels, bouleversa la peinture et permit le cubisme. La merveilleuse raison de Cézanne ne disposait que d'une modeste et sage petite boussole peu propre à impressionner ses contemporains, c'était ce qu'il appelait "sa petite sensation"… Que l'homme dispose d'un chevalet ou d'une caravelle, ces deux instruments récompensent des vertus consanguines. Et qu'un Colomb meure dans la misère, un Gauguin comme une bête dans une paillotte taïtienne, cela me gêne tout de même pour jouir pleinement de cette belle phrase d'Elie Faure: "L'ingratitude envers les grands hommes est le signe des grands peuples."

Jean Tabaud

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Last updated: March 6, 2005