QUE PENSEZ-VOUS de PICASSO
?
La Dépêche Marocaine, Tanger, Morocco, Février
1950
Il est difficile aujourd'hui de parler peinture sans entendre aussitôt
cette question.
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Pyramid
Man by Jean Tabaud
(See Artwork H-43) |
Picasso, c'est un nom comme Nostradamus, à la fois familier
et mystérieux, quelque chose comme une formule de cabale à
l'extrême pointe de l'actualité et diluée dans
la légende. On parle facilement du Jardin des Hespérides
ou de la quatrième dimension sans savoir au juste ce dont il
s'agit. Picasso est un de ces mots clefs qui conduisent à coup
sûr dans des mondes où sans lui, souvent, on n'eut jamais
mis les pieds. D'y garder les yeux bandés continue d'être
un préjudice, mais y être tout de même venu est
un commencement.
On ne veut plus connaître de Picasso que ses créatures
outrageantes, obstinées à porter les deux yeux d'un
même côté du nez quand toutefois ces organes sont
encore identifiables dans une mêlée de triangles, de
polygones hachurés, zébrés, disloqués.
Heureusement, les toiles de Léonard de Vinci, de Rubens, d'Ingres,
et les bébés dans leurs berceaux nous rassurent : Picasso
est fou, ou bien il se moque de nous
Se rappeler toujours que Picasso a dessiné comme les plus
purs classiques. Vlaminck dit : c'est bien là de quoi il se
sert pour nous abuser. Nous abuserait-il cela n'empêcherait
pas qu'il ait impressionné une génération de
peintres qui sans lui n'auraient sondé une fantasmagorie d'où
nos systèmes nerveux mêmes ressortent modifiés
comme de toute conjonction avec le " fait " . Le fait peut
être, accident, fête, méprise, supercherie, le
fait est un fait. On peut donc tout aussi bien, pour l'histoire de
l'esprit, considérer Picasso comme sincère.
Tout peintre évolue, mais on note rarement dans sa production
plus de deux manières : celle de la jeunesse, du temps de sa
formation, et celle de la maturité, dès qu'il possède
ses moyens, à partir de laquelle dessin, formes et couleurs
se stabilisent, ou ne cessent de s'affirmer, du moins, selon une progression
continue et pour ainsi dire " attendue ".
Picasso a su recouvrir une toile des lumineuses pastilles colorées
des impressionnistes, mais sa ferveur d'Espagnol l'a conduit à
décanter ses sentiments, à les pénétrer
de religiosité (arlequins, période rose, période
bleue, etc
) et sur cette route d'exigence il est arrivé
au point où l'homme pur qu'est tout enfant coupe en deux son
cheval de carton ou son polichinelle pour en vérifier l'intérieur
et assouvir d'un coup son amour.
Picasso a démonté les formes, cherché leur
squelette, fouillé leur pulpe inerte, puis, comme l'enfant
embarrassé des débris se refait un cheval idéal
avec une baguette qu'il enfourche et une ficelle pour bride, Picasso
s'est construit un monde à lui, fécondé par l'imagination
et inaltérable.
Jean Tabaud